UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES
L’INSTITUTION DE L’EXISTENCE ET LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE DE JEAN-LUC NANCY
THÈSE PRÉSENTÉE
COMME EXIGENCE PARTIELLE DU
DOCTORAT EN PHILOSOPHIE
PAR
DANNY ROUSSEL
DÉCEMBRE 2020
L’INSTITUTION DE L’EXISTENCE ET LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE DE JEAN-LUC NANCY
INTRODUCTION
Ego sum, ego existo . Je suis, j’existe 1. Cette proposition de Descartes inaugure, en quelque sorte, l’ âge moderne en philosophie. Elle surimpose à l’êh’e l’existence dans un geste qui n’est pas de simple synonymie. En effet, chez les Grecs, le concept d’ « existence» n’est pas développé comme tel 2• Ce qui est l’objet de leur recherche, c’est 1’« être» et son rapport à la logique, à la connaissance et à la vérité. D’où l’ importance que revêt la prédication dans la formulation de cette philosophie. La pensée de l’être se développe à même la grammaire grecque de einai. Que veut donc préciser Descartes en ajoutant à l’être de l’ego son « existence»? En fait, il cherche à établir un fondement réel à cet être, une base solide sur laquelle établir la vérité3. L’ontologie ne s’intéresse plus seulement à la connaissance; elle veut penser la fondation qui permet à cette connaissance d’être vraie.
Or, 1’« existence» ne prédique pas. Elle se fait avare de prédicats. Je peux affirmer : « Socrate est un homme. », mais je dois me limiter à dire: « Socrate existe. » Tout se passe comme si, pour trouver un fondement, on devait se détacher de la grammaire. « Perhaps, écrit à ce sujet Charles H. Kahn à la fin de l’introduction à son œuvre magistrale The Verb “Be” in Ancient Greek, one advantage of the ancient concept of Being over the modern notion of existence 1 ies precisely in the fact that the former is securely anchored in the structure of predication [ … ]. The generalized, metaphysical notion of existence, on the other hand, di vorced from predication (as the verb exists is divorced from the predicative construction) is in danger of floating free without any fixed semantic frame of reference, and hence without definite meaning4. » Tout se passe comme si, en voulant trouver un fondement réel à la vérité par l’utilisation du concept d’« existence », on s’ exposait à un risque: celui de s’ éloigner de la fondation recherchée à cause du manque de précision prédicative qu ‘ entraîne avec lui l’ utilisation du verbe « exister ».
« Floating » nous dit Kahn … L’« existence » court le danger de flotter loin du réel qu ‘ elle veut atteindre. En d ‘ autres mots, 1’« existence », loin de fonder, peut être idéalisée, manquer la réalité, être embellie. D’ ailleurs, Descartes ne tombe-t-il pas dans ce piège lorsqu ‘ il affirme : « Or je suis une chose vraie, et vraiment existante; mais quelle chose? Je l’ ai dit : une chose qui penses. » La res cogitans est ce qui existe, mais cette res, cette « chose », n’ est pas matérielle : c’ est une substance, une essence, bref, une fondation spirituelle6 la plus éloignée possible du corps. Au début de sa troisième méditation, il a tôt fait d’ écarter cette matière corporelle: « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j ‘ effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu ‘ à peine cela se peut-il faire, je les réfuterai comme vaines et comme fausses 7 ». Si 1’« existence » tente d’ atteindre le réel, celui-ci est idéalisé et ne correspond pas à du « concret » ou à de la « matière »